viernes, 20 de noviembre de 2009

Interview de Jacques-Alain Miller, Le Point, 19 novembre 2009

JAM : « Sarkozy croit pouvoir shooter dans le réel comme dans un ballon »

Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
Extraido de http://midite.wordpress.com/

Le Point : Depuis la rentrée, tout va de mal en pis pour le président Sarkozy. Qu’en pensez-vous ?
Jacques-Alain Miller : Je pense à une lettre de Hegel, le grand philosophe allemand : « C’est un spectacle effrayant et prodigieux de voir un énorme génie se détruire lui-même. C’est la chose la plus tragique qui soit. La médiocrité pèse de toute sa masse, sans répit et sans relâche, jusqu’à ce que ce qui est élevé soit abaissé à son niveau, ou plus bas encore. » C’est écrit en 1814, peu après la chute de Napoléon.

Vous comparez Sarkozy à Napoléon ?
Ah ! Il y a des similitudes : le Corse était un métèque, même volonté de forcer le destin, même hyperactivité, même mépris des élites traditionnelles, même inculture, même petite taille, même démesure du désir, même méconnaissance de la nature des choses, et même revanche du réel. Balzac repérait des Napoléon qui étaient maires de leur village.

En quoi y a-t-il revanche du réel ?
D’emblée, il était clair que le sarkozysme n’allait pas marcher. Son erreur basique s’affichait sur les murs : « Ensemble, tout devient possible. » C’est faux, c’est de la pensée magique. Il va sur la place à Gandrange, il dit au milieu des ouvriers : « Gandrange est sauvé », comme les rois guérissaient les écrouelles en les touchant, et rien ne se passe. Si la réalité est bonne fille, sa plasticité n’est pas infinie : elle ne se laisse faire que ce qui lui plaît. En ce mois de novembre, les efforts prodigieux et désordonnés de notre Hercule politique achoppent de toutes parts. Petit à petit, nous, les petits hommes de Lilliput, nous ligotons Gulliver. Le petit-fils de Benedict Mallah, juif de Salonique, a réussi une carrière sensationnelle, un rêve. Il est en train d’apprendre à ses dépens que, dans l’existence, il n’y a pas que la réalité et le rêve, mais du réel.

Qu’est-ce que vous appelez « le réel » ?
Le réel, c’est l’impossible, disait Lacan. Nicolas Sarkozy a un sens aigu du possible, c’est un inventeur de formes nouvelles, un iconoclaste en politique, briseur de codes et de tabous. Mais il lui manque le sens de l’impossible. Le réel fait barrage. On ne peut pas le changer. Plus on est volontaire, plus on le met à nu. A ce moment-là, on a le choix. Ou on se fracasse dessus : échec grandiose. Ou on cherche la meilleure façon de faire avec.

Mais que lui arrive-t-il à lui ?
On lui reprochait sa volonté de tout contrôler, il donne le sentiment de déraper, au risque de se décrédibiliser.
D’abord, il essaie de prendre de court le réel. Donc, il multiplie les pointes de vitesse, fait de la surenchère, bâcle ses initiatives, s’embrouille : l’emprunt, la taxe professionnelle, l’identité nationale. Ensuite, le réel, il le dénude, il refuse de payer l’impôt hypocrisie que réclame la société, elle s’indigne. Il n’est pas d’exemple dans l’Histoire qu’un détenteur d’un pouvoir quelconque n’ait avantagé sa famille et ses proches : malgré leurs mérites éclatants, l’amiral de Gaulle ou Anna Freud auraient-ils fait la carrière qu’ils ont faite sans papa derrière ? Mais il faut respecter certains semblants, cela fait partie du réel. Nicolas Sarkozy s’en moque. Résultat : le pataquès Jean Sarkozy. Au nom « de toute vérité est bonne à dire », il piétine les usages juridiques. Puis il s’en va dire à Dany Boon qu’être le fils d’un chauffeur routier kabyle du nom de Hamidou, ce n’est pas un début très prometteur quand on vit en France. C’est vrai, mais ça ne se dit pas. Le dire, c’est une bourde.

Pourquoi ne peut-il pas s’arrêter ?
Tout se passe comme s’il croyait que dire la vérité sur le réel permet de shooter dedans comme dans un ballon et de l’évacuer vite fait, bien fait. De Gaulle, lui, avait un profond respect pour le réel et pour les formes que requiert son maniement. Néanmoins, il est tombé sur la réforme du Sénat, Comme Margaret Thatcher sur la poll tax, les impôts locaux. Et maintenant, à piller sans vergogne les ressources des collectivités locales, voilà que Sarkozy s’est fait des milliers d’ennemis dans tous les partis. La masse des notables, grands et petits, n’a plus qu’une idée en tête : qu’il parte !

Cela suffit-il à expliquer sa chute vertigineuse dans les sondages ?
Il y a encore autre chose : son rapport biaisé à la vérité l’oblige à exhiber ses jouissances, alors que la tradition française veut qu’on les dissimule. Il affiche la charmante Carla, il copine ouvertement avec la ploutocratie, il plastronne. Alors qu’il n’appartient pas à l’establishment, il se comporte volontiers avec l’arrogance d’un lord anglais, ce qui est imprudent, au moins depuis la Révolution française.

Nicolas Sarkozy a-t-il définitivement perdu la main ?
Non. Il lui faut d’urgence se réinventer. Il l’a déjà fait durant sa campagne, il peut le refaire. Il a de l’énergie à revendre, il est intelligent, rapide, les socialistes sont ravagés par une splendide pulsion de mort politique, dont la vivacité ne se dément pas. Donc je parie qu’il s’en sortira.

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